Centenaire d'Eric Rohmer : Le cinéaste qui ne badine pas avec l'amour
Eric Rohmer, l'un des plus grands cinéastes français, aurait eu cent ans ce 21 mars. Son œuvre qui compte vingt trois long métrages possède une rare cohérence, lui même se qualifiant d'auteur comme on l'entend plus aisément dans la littérature. Dans les cercles cinéphiles, l'admiration qu'il suscite n'a guère d'équivalence autre que ses compagnons de la Nouvelle Vague auquel on peut ajouter Jacques Demy, voire Jean Renoir. Considéré à juste titre de réalisateur qui filme à l'économie par sa volonté de tourner selon des budgets contraints, Eric Rohmer s'est forgé une réputation d'austérité et de sérieux au sein de films bavards. Tout ça est un peu vrai, mais son cinéma étonne encore plus par sa modernité, sa légèreté, sa capacité à susciter l'imaginaire... On s'ennuie rarement dans les films de Rohmer, notamment dans ceux qui s'ancrent avec bonheur dans le réel de ses personnages. C'est même l'une des grandes force de ses films. Cette première impression d'agacement dans le phrasé haut et précieux de ces acteurs qui au fil du récit se révèle si vrai. C'est aussi parce que la parole sert l'action, lui transmet le mouvement. Car Eric Rohmer s'est toujours révélé un formidable narrateur comme l'annoncent d'ailleurs les cycles de ses films (Les contes moraux, Comédies et proverbes, Les contes des quatre saisons). Même si le cinéaste s'est aventuré dans le film historique ou la fantaisie médiévale, c'est bien dans sa volonté de capter le temps présent qu'il a excellé à bâtir une œuvre exemplaire qui franchit les années avec une rare acuité. Sa grande réussite, c'est d'avoir su, dans ce cadre réaliste, si bien décrire les abstractions intemporelles du sentiment amoureux, du désir sexuel, de l'art de la séduction et les contradictions morales qu'elles engendrent.
Pour l'essentiel, Eric Rohmer reste le cinéaste des espérances et déceptions des jeunes gens à l'heure des amours naissants. Plus particulièrement celle des jeunes filles, ces héroïnes rohmériennes qui le subjuguent par les promesses qu'elles génèrent... C'est sans doute la partie de l’œuvre d'Eric Rohmer qui, de nos jours, pourrait susciter des controverses. A l'instar de Balthus en peinture, la fascination du cinéaste pour les jeunes femmes, voire les lycéennes, pourrait devenir suspicieux. Nous avons déjà abordé ce sujet dans une précédente chronique au moment du scandale suscité par l'écrivain Gabriel Matzneff (voir le lien hypertexte). C'est pourtant bien dans sa quête autour du mystère féminin que son œuvre est la plus passionnante. C'est ce qui fait la richesse contradictoire de son œuvre, aux franges du puritanisme et de l'érotisme, du libertinage et de la chasteté, de la modernité et du conservatisme. A l'instar de l'homme qui aimait tant brouiller les pistes, usant de pseudonymes (son vrai nom est Maurice Schérer) et de déguisements, cultivant le goût du secret jusqu'à l'obsession, cloisonnant totalement sa vie familiale par rapport à sa carrière de cinéaste, refusant les artifices de la célébrité pour mieux assurer sa postérité. Mais au bout du compte, Eric Rohmer a laissé en héritage un cinéma unique en son genre qui aura attiré à lui des millions de spectateurs à travers le monde. Et on est persuadé qu'il peut encore toucher de nouvelles générations à condition que celles-ci acceptent encore de se laisser envahir par l'essence même de l'esprit rohmérien. Voici les cinq films, qui selon nous, permettent d'appréhender un maître essentiel du cinéma sans jamais en être intimidé.
Ma nuit chez Maud 1969
C'est sans doute le film le plus adulé par les admirateurs d'Eric Rohmer. Et il faut bien admettre que cette œuvre suscite la fascination, tant par son propos, sa photographie que ses acteurs. C'est tout d'abord le film le plus esthétique du cinéaste avec ce noir et blanc somptueux qui magnifie chaque séquence. Comme une exception pour un cinéaste qui aime à capter la lumière naturelle par le biais de la pellicule couleur. C'est aussi le seul film où les trois protagonistes principaux sont des comédiens confirmés, plutôt étrangers à la Nouvelle Vague. Et si Rohmer a toujours témoigné d'une certaine hostilité au star-système, il est évident qu'il a pris un grand plaisir à filmer des comédiens en telle osmose avec leurs personnages, prêts à se soumettre à à son univers. Jean-Louis Trintignant, Marie-Christine Barrault et surtout Françoise Fabian ont fait de ce film le chef d’œuvre de son auteur. Car il est d'une intelligence rare, d'une émotion subtile qui reste ancré dans l'esprit de ceux qui l'ont vu. Sous son austérité apparente, le film est un précis sur le sentiment amoureux, le désir et l'érotisme confrontés aux idéaux philosophiques et religieux. Un tourment personnel du cinéaste qui nous invite à partager cette interrogation : comment résister au désir au nom de la morale et ne pas le regretter toute sa vie.
Le genou de Claire 1970
Eric Rohmer, après le succès international de Ma nuit chez Maud, poursuit sa quête existentielle sur l'amour en se concentrant sur un homme qui, lui aussi, est tiraillé par son désir de fidélité pour celle qu'il doit épouser et son attirance pour deux jeunes femmes lors d'un séjour au bord du lac d'Annecy. Le cadre rohmérien se met vraiment en place dans ce film qui magnifie la lumière d'été, le marivaudage intellectuel, le surgissement du désir et de l'attirance physique confrontés aux idéaux romantiques comme aux règles de la bourgeoisie conservatrice. Le film conserve une chasteté très rohmérienne, puisque le summum de l'érotisme reste une main posée sur un genou, le regard sur la promesse de jambes lors d'une cueillette de cerises et un baiser dans la montagne... Il n'empêche que la tension sensuelle et sexuelle est réelle, même sous couvert de bavardages cérébraux étincelants. Jean-Claude Brialy en homme épicurien porté par ses envies, y trouve le plus beau rôle de sa carrière. Sa délicatesse permet au film d'éviter le sujet scabreux que certains peuvent y voir à la lueur des scandales contemporains. Car même si son personnage s'interdit d'engager une relation amoureuse avec une adolescente, le film porte en lui toute cette ambiguïté qui, aujourd'hui, ne semble plus permise.
La femme de l'aviateur 1980
Après Les Contes Moraux, Eric Rohmer démarre avec ce film son cycle Comédies et Proverbes qu'il construit autour de l’œuvre d'Alfred de Musset. C'est un film assez méconnu de son auteur, tourné, il est vrai, dans des conditions techniques assez rudimentaires. C'est un peu la faiblesse du film, même si le réalisateur y témoigne de son amour de Paris avec notamment une magnifique séquence dans le plus beau parc de Paris, celui des Buttes-Chaumont. Comme souvent, l'intrigue vaguement policière du film est un prétexte pour élaborer un subtil marivaudage sur la la fidélité, le désir, la séduction autour d'un trio amoureux dans lequel un jeune homme surprend celle qu'il aime avec un autre homme, le fameux aviateur du titre. Comme toujours, Eric Rohmer s'affirme bien pessimiste, certains diront lucides, sur les relations entre hommes et femmes. Car l'aveuglement du jeune homme, aidé dans son enquête par une jeune femme espiègle, permet au cinéaste de creuser le thème du simulacre, de l'artificialité qui mènent nos vies sentimentales. Un film considéré comme mineur, mais qui se révèle comme l'une des franches réussites de son auteur.
Les nuits de la pleine lune 1984
C'est notre film préféré d'Eric Rohmer. Tout simplement car ce fut le premier et qu'il généra une envie d'explorer l'univers du cinéaste. Le film est d'autant plus admiré qu'il s'est forgé la réputation d'être l’œuvre qui symbolisait au mieux l'esprit des années 80. Car le sexagénaire d'alors y auscultait avec délectation la faune parisienne des jeunes gens modernes qui firent du Palace le temple de la branchitude et du néo-romantisme. Rohmer y captait un véritable air du temps, symbolisé par son héroïne Pascale Ogier. Celle-ci représentait la jeune femme totalement de son époque, beaucoup moins soucieuse du féminisme militant que pouvait représenter Françoise Fabian en 1969. Contre toute attente, Rohmer le janséniste, décrit à merveille l'hédonisme girly de son actrice qui aime s'apprêter pour danser et draguer sur la musique d'Elli et Jacno. Pourtant, le cinéaste continue dans le même temps à creuser encore et encore la complexité du sentiment amoureux, de la fidélité... Si les acteurs, Fabrice Luchini et Tcheky Karyio font des étincelles, le film est surtout une ode à la grâce de Pascale Ogier. D'autant que celle-ci succombera à une overdose en sortant du Palace, quelques semaines après la sortie du film, faisant d'elle l'icône de la génération novö.
Conte d'été 1996
Sans doute le plus réussi des Contes des quatre saisons, dernier cycle de l’œuvre rohmérienne. On aurait même tendance à penser que c'est son dernier grand film, même si on aime beaucoup L'Anglaise et le Duc qui sortira en 2001. Car on y retrouve tous les ingrédients que l'on adore, notamment l'ambiance estivale du bord de mer, solaire et légère, qui favorise les élans amoureux. On y suit un jeune homme beau et ombrageux qui fait se pâmer les filles sans vraiment s'en rendre compte lors d'un séjour à Dinard. Rarement l'atmosphère balnéaire n'aura été aussi bien filmée, comme si la caméra du réalisateur était invisible. Le charme exquis du film réside dans cette manière de parler de sexe et d'amour sans jamais voir les protagonistes passer à l'acte. Un véritable décalage totalement désuet dans une époque où la libération des mœurs est de fait actée. Melvil Poupaud y trouve un rôle parfait, celui du beau mec transparent qui s'embrouille autour de celles qui recherchent ses faveurs. Pourtant, comme toujours chez Rohmer, ce sont les jeunes femmes qui portent le film par leur esprit, leur sensualité, leur quête d'idéal amoureux et romantique... C'est l'un des films d'Eric Rohmer qui mêle à la perfection des dialogues étincelants qui mènent l'action à une mise en scène tant élégante qu'elle semble ne pas exister. Magistral !